24/01/2019 – 2022 : « Mon successeur aura tous les pouvoirs » Joseph Kabila (Tribune de Barnabé Kikaya)

Bilan politique, avenir personnel, rôle de l’Église, opposition… À la veille du scrutin du 30 décembre 2018, le chef de l’État avait répondu aux questions de JA. Pour sa dernière interview à la veille de l’élection présidentielle du 30 décembre 2018, Joseph Kabila Kabange, 47 ans, avait choisi de se confier à Jeune Afrique. Un entretien de plus d’une heure, recueilli dans un petit bureau encombré de livres et de dossiers de ce qui fut la résidence des Premiers ministres du début des années 1960, Patrice Lumumba et Joseph Ileo, quartier GLM à Kinshasa, et qui sert de cantonnement à sa garde rapprochée.

En mode combat, battle-dress vert olive siglé de ses initiales et godillots aux pieds, celui qui préside encore pour quelques jours aux destinées de ce pays continent de 80 millions d’habitants parle d’une voix douce, presque un murmure, parfois entrecoupée de petits rires lorsqu’une question lui semble trop intrusive. On sent en lui une part irréfragable de secret cultivée depuis l’enfance à l’ombre d’un père à la personnalité écrasante. Dehors, la mégapole aux 10 millions de citoyens – dont la majorité, il le sait, lui est hostile – retenait son souffle, en apnée.

Depuis, à l’issue d’un scrutin passablement chaotique suivi d’une longue attente, le nom de son successeur est connu : Félix Tshisekedi. Interrogé sur son état d’esprit du moment, Kabila nous avait répondu d’un mot : « zen ». L’est-il toujours ?

« J’AI LA MODESTIE DE CROIRE QUE NOUS AVONS CONTRIBUÉ À RESTAURER LA DÉMOCRATIE, MAIS JE N’EN SUIS PAS LE GÉNITEUR »

Jeune Afrique : Pour la première fois depuis son indépendance, la RD Congo change de président par les urnes. Même si ce processus électoral est contesté, est-ce pour vous un motif de satisfaction ?

Joseph Kabila : Oui et non. Oui, parce que j’estime avoir tenu une promesse qui remonte à presque dix-huit ans. Et non, car j’aurais souhaité que les autres leaders qu’a connus la RD Congo, Joseph Kasa-Vubu, Patrice Lumumba, le maréchal Mobutu et le Mzee Laurent-Désiré Kabila, mon père, aient eux aussi vécu une passation du pouvoir pacifique.

À Kinshasa et dans d’autres villes du pays, d’immenses affiches vous qualifient de « père de la démocratie congolaise ». Ce slogan de vos partisans vous paraît-il conforme à la réalité ?

Non. Le père de la démocratie congolaise est à mes yeux Patrice Lumumba, à qui hélas l’occasion n’a pas été donnée de la mettre en œuvre. Depuis 2001, je me suis donné pour objectif de rétablir cette démocratie via des élections. Cela a été un chemin difficile, complexe, semé d’embûches. J’ai la modestie de croire que nous avons contribué à restaurer la démocratie, mais je n’en suis pas le géniteur.

« À L’ÉPOQUE JE N’AI PAS EU LE TEMPS DE RÉFLÉCHIR : IL FALLAIT AGIR TOUT DE SUITE. LA PATRIE ÉTAIT EN DANGER. J’AI FONCTIONNÉ COMME UN MILITAIRE À QUI ON CONFIE UNE MISSION. »

Le hasard veut que vous vous apprêtiez à quitter vos fonctions alors que l’on célèbre le dix-huitième anniversaire de l’assassinat de votre père, le 16 janvier 2001. Vous arrive-t-il de revivre le film de cet événement tragique ?

Ce film, je le revois comme si c’était hier. J’étais à Lubumbashi en train d’inspecter les unités déployées sur le front de ce qu’on a appelé la seconde guerre patriotique du Congo. Ce n’est que le lendemain matin, le 17 janvier, au retour d’une visite au camp de Mura, non loin de Likasi, que j’ai reçu des appels insistants de la part d’un élément de ma sécurité qui se trouvait à Kinshasa. J’ai fait stopper mon véhicule pour mieux l’entendre. Il voulait m’informer qu’un attentat contre le Mzee s’était produit la veille, dans l’après-midi, au Palais de marbre.

J’ai aussitôt téléphoné à mon secrétaire particulier au sein de l’état-major général, qui m’a confirmé que le président avait été transporté en hélicoptère à l’hôpital. Je suis rentré à Lubumbashi vers 15 heures. Puis j’ai embarqué à bord d’un vol commercial à destination de Kinshasa, où je suis arrivé à 22 heures. À l’hôpital, on m’a dit qu’il ne restait que 2 % d’espoir de maintenir mon père en vie. Décision a été prise de tenter le tout pour le tout et de l’envoyer à Harare pour une opération de la dernière chance. Mais il était déjà trop tard.

Le 18 janvier, vous devenez président en succédant à votre père. Qui prend cette décision, vous ou l’entourage du Mzee ?

Il faut se replacer dans le contexte : l’assassinat du chef de l’État dans un pays en guerre, menacé de toute part. La situation était inédite, anxiogène, avec un caractère d’urgence absolue. Le 18 janvier, un Conseil des ministres extraordinaire auquel j’ai été invité à prendre part s’est tenu alors que le corps du Mzee n’était pas encore revenu du Zimbabwe. C’est là que la décision collégiale de me confier le pouvoir a été prise.

Vous avez accepté. Et si c’était à refaire ?

C’est une excellente question, qui mérite réflexion. Mais à l’époque je n’ai pas eu le temps de réfléchir : il fallait agir tout de suite. La patrie était en danger. J’ai fonctionné comme un militaire à qui on confie une mission.

Jusqu’à la présidentielle de juillet 2006, dont les résultats ont été considérés comme crédibles, vos premiers pas sont largement considérés comme encourageants : paix, unité nationale, redémarrage de l’économie… Sur tous ces points, la RD Congo progresse. Que se passe-t-il ensuite pour que l’on entre dans une période de fortes turbulences ?

Je vous rappelle que, bien que considérée comme crédible et transparente, mon élection au second tour en 2006 a été violemment contestée à Kinshasa, beaucoup plus même que celle de 2011. En réalité, les dix-huit années passées peuvent être subdivisées en trois séquences : 2001-2006, 2006-2011 et 2011-2018.

Mon objectif, tel qu’énoncé le 26 janvier 2001 lors de mon premier discours à la nation, était clair : la réunification de la RD Congo, le retour à la stabilité, la mise en forme d’un nouveau cadre macroéconomique et l’organisation d’élections générales. Cette mission a été accomplie, en dépit du refus par le candidat Jean-Pierre Bemba d’accepter le verdict des urnes et de sa décision de recourir aux armes. La communauté internationale, qui avait financé 90 % du processus électoral, a avalisé les résultats de 2006 et sans doute y a-t-il eu un lien de cause à effet.

De 2006 à 2011, notre ambition a été de reconstruire le pays, ce qui m’a amené à nouer des relations avec la Chine pour financer les fameux cinq chantiers. L’idée était simple : obtenir un prêt de 9 milliards de dollars [6,4 milliards d’euros] en échange de l’exploitation en commun de trois concessions minières, la Gécamines détenant 32 % de ces permis, et les sociétés chinoises, 68 %. Après beaucoup de tractations et de pressions de la part du FMI et de la Banque mondiale, ce chiffre a été ramené à 6 milliards de dollars. Depuis, le programme est en cours.

Arrivent alors les élections de novembre 2011. J’ai tiré certaines conclusions des résistances et des incompréhensions de la communauté internationale – en réalité, occidentale – vis-à-vis de notre volonté de diversifier nos partenariats économiques. Comme nous avions renoué avec la croissance, nous avons jugé plus sain d’augmenter de façon substantielle notre part dans le financement du processus électoral, qui est passée de 10 % en 2006 à 60 % en 2011, et obtenu de l’Assemblée nationale une modification du mode de scrutin, qui est passé de deux tours à un seul, afin de réduire le coût exorbitant de la présidentielle.

Sur ce dernier point, mon raisonnement était simple : depuis quand la démocratie devrait-elle coûter plus cher que le développement ? C’est un non-sens. La suite, chacun la connaît : là encore, j’ai gagné, et là encore mon concurrent, feu Étienne Tshisekedi, qui avait fait campagne en utilisant contre moi des arguments aussi nauséeux qu’inacceptables, ne l’a pas admis.

Parmi ces arguments, qui ont d’ailleurs la vie dure, celui que vous n’êtes pas le fils de votre père, que vos origines sont rwandaises, etc.

Plus Congolais que moi, plus patriote que moi, cela n’existe pas ! Le Mzee nous le répétait sans cesse : la seule chose qui compte, c’est l’amour de son pays, le reste est tout à fait secondaire. Je crois que feu Étienne Tshisekedi, ou à tout le moins son entourage, était l’otage de sa propre violence verbale, laquelle précède souvent la violence physique. La veille du scrutin, une délégation du Conseil de sécurité menée par l’ambassadeur du Japon était venue me voir avant de se rendre chez Tshisekedi. J’ai donné mon numéro de portable au diplomate japonais, en lui demandant de le transmettre à mon adversaire afin que nous puissions nous parler, entre Congolais. L’ambassadeur le lui a remis, mais je n’ai jamais reçu de coup de fil. Aux yeux de Tshisekedi, je n’étais pas congolais.

« JAMAIS, À AUCUN MOMENT, JE N’AI EU LA TENTATION DE CHANGER LA CONSTITUTION POUR ME MAINTENIR AU POUVOIR »

Troisième séquence : 2011-2018. Très vite polluée par le débat sur votre volonté supposée de modifier la Constitution afin de pouvoir prolonger votre bail au pouvoir. Un mauvais procès ?

Cette troisième séquence, je l’ai voulue comme la révolution de la modernité. Accélérer les cinq chantiers, réviser le découpage administratif, investir dans les infrastructures. Le problème est que, dès 2012, une guerre nous a été imposée dans l’Est contre ce qu’on appelait le M23. Il nous a fallu deux ans pour reprendre la situation militaire en main, au prix d’efforts financiers considérables, à travers des achats de blindés, d’armes et de munitions et en dépit de l’embargo imposé par l’Union européenne. Puis il a fallu ouvrir un second front plus au nord, contre les rebelles ADF-Nalu, toujours actifs aujourd’hui. La RD Congo est le pays des mille priorités. Celle-là, nous ne l’avions pas choisie.

Sans doute. Mais vous n’avez pas répondu à ma question…

J’y viens. Jamais, à aucun moment, je n’ai eu la tentation de changer la Constitution pour me maintenir au pouvoir, jamais. L’aurais-je eue qu’il m’aurait été aisé de mettre à profit la modification de 2011 introduisant le mode de scrutin à un seul tour pour revenir sur la limitation du nombre des mandats présidentiels et proposer une reformulation. Je ne l’ai pas fait.

Pourtant, en 2015, votre gouvernement a tenté d’introduire un projet de loi à l’Assemblée en ce sens. Il n’a pas pu le faire sans votre accord !

Cette initiative émanait de personnalités, dont certaines avaient été mes proches collaborateurs, comme le Pr Évariste Boshab, qui estimaient – arguments juridiques à l’appui – que le plafonnement des mandats présidentiels n’avait pas de sens. C’était leur droit. Mais cela n’a jamais été une politique ni un principe arrêtés. Dans le cas contraire, je n’aurais pas avancé masqué : je l’aurais dit clairement.

Pour le reste, il est évident que la RD Congo a besoin de réformes urgentes, notamment constitutionnelles. Il n’est pas acceptable que les Congolais soient en quelque sorte condamnés à lire leur Constitution les mains liées dans le dos, sans pouvoir la retoucher. Regardez notre processus électoral : il nous aura coûté 600 à 700 millions de dollars sur quatre ans, de 2015 à 2019, avec 37 000 candidats à la députation nationale et provinciale… C’est inimaginable, alors que la priorité des priorités devrait être le développement. Nous devons nous réveiller et recadrer tout cela, sinon le rêve démocratique va déboucher sur le chaos.

« MOÏSE KATUMBI, C’EST UN PEU JUDAS ISCARIOTE : IL M’A TRAHI SANS MÊME Y METTRE LES FORMES, SANS AUCUNE ÉLÉGANCE »

Vous avez, au fil des années, travaillé avec des personnalités dont certaines ont fini par vous quitter, voire vous combattre. Le cas le plus emblématique est sans doute celui de Moïse Katumbi. Estimez-vous qu’il vous a trahi ?

L’Histoire les jugera, lui et quelques autres. Il y a quelques années, vous m’aviez demandé de citer le nom de la figure historique la plus inspirante à mes yeux et je vous avais répondu : Jésus-Christ. Le Christ savait que, parmi ses douze disciples, un seul, Judas, allait le trahir. Il savait aussi que Pierre allait le mettre en garde contre cette trahison. Il savait tout cela, mais il n’a rien changé de ce que son père lui avait demandé de faire.

Meeting de soutien à Moïse Katumbi dans un hôtel de Johannesburg (Afrique du Sud), le 12 mars 2018.
Meeting de soutien à Moïse Katumbi dans un hôtel de Johannesburg (Afrique du Sud), le 12 mars 2018. © MUJAHID SAFODIEN/AFP

Moïse Katumbi, c’est un peu Judas Iscariote : il m’a trahi sans même y mettre les formes, sans aucune élégance. Après tout, sachant tout ce qu’il me doit, il aurait pu venir me dire : « Monsieur le président, j’ai décidé de lever l’option et de faire de la politique autrement afin de me présenter à l’élection présidentielle. » Je lui aurais répondu : « Très bien, félicitations, bonne chance. » Il a choisi une autre voie, à lui de l’assumer et à moi d’en tirer les conclusions.

Jésus disait aussi : « Quand on te frappe sur la joue droite, tends la joue gauche »…

Je ne suis pas le Christ. J’aime la paix, mais je ne suis pas pacifiste.

« SI LA RD CONGO ET LES CONGOLAIS SONT DEVENUS INDÉPENDANTS, L’ÉGLISE, ELLE, N’A PAS SU COUPER LE CORDON OMBILICAL QUI LA RELIE À SON PASSÉ COLONIAL »

Depuis votre accession au pouvoir, vos relations avec l’Église catholique sont empreintes d’une méfiance réciproque, voire d’hostilité. Or l’épiscopat représente une vraie force en RD Congo. Pourquoi n’êtes-vous pas parvenu à en faire un allié ?

Pour le comprendre, il faut savoir que l’Église catholique a une histoire dans ce pays. Son rôle de bras spirituel du colonisateur belge, puis ses positions hostiles à la lutte pour l’indépendance en disent long sur son ADN local. Plus tard, Mobutu et le Mzee ont eu maille à partir avec elle. La réalité est que si la RD Congo et les Congolais sont devenus indépendants, l’Église, elle, n’a pas su couper le cordon ombilical qui la relie à son passé colonial.

À preuve : elle s’arroge le droit d’outrepasser la commission électorale indépendante pour proclamer seule ses propres résultats. En 2006, en 2011 puis en 2019… Dans quel autre pays voit-on cela ? J’imagine l’Église de France ou d’Italie se substituer ainsi à l’État. Qui l’accepterait ? La RD Congo est une République, pas une théocratie.

L’archevêque de Kinshasa, Fridolin Ambongo, lors de son installation, le 25 novembre.
L’archevêque de Kinshasa, Fridolin Ambongo, lors de son installation, le 25 novembre. © John WESSELS/AFP

Quelle est votre propre obédience ?

Je suis chrétien. Ni catholique, ni protestant, ni évangélique et tout cela à la fois. Un chrétien qui pense qu’il faut rendre à Dieu et à César ce qui leur appartient. Quand j’ai reçu ici même les dirigeants de la Cenco [Conférence épiscopale nationale du Congo], je leur ai dit : « L’Église doit être au milieu du village. Vous, vous voulez brûler le village. Pensez-vous que l’Église en sortira indemne ? »

« CETTE COMMUNAUTÉ OCCIDENTALE NOUS A TANT PROMIS ET ELLE A SI PEU TENU SES PROMESSES ! »

Pendant vos dix-huit années au pouvoir, vous avez eu un double problème de communication : vis-à-vis de vos compatriotes, habitués à des leaders plus charismatiques, comme Mobutu et votre père, ainsi que vis-à-vis de vos voisins et de la communauté internationale, qui vous ont souvent reproché votre tendance à agir en solo et dans une certaine opacité. En avez-vous conscience ?

J’entends ce que vous dites. Mais il faut aussi tenir compte de la nature de l’homme que je suis et que j’ai toujours été. L’exercice du pouvoir ne m’a pas transformé, pas plus que nous ne sommes parvenus à faire naître un Congolais radicalement nouveau – ce qui était pourtant notre ambition en 2001. Je ne parle pas assez ? Peut-être est-ce une faiblesse. Mais je continue de penser que la meilleure façon de parler, c’est d’agir. Vous évoquez nos rapports avec nos voisins : oui, c’est vrai, depuis 2012 et vu les problèmes rencontrés avec certains d’entre eux, nous avons pris l’option du « Congo First ». En matière de défense, d’économie, de diplomatie, c’est la RD Congo d’abord. Où est le problème ?

Quant à la fameuse communauté internationale : là, ce n’est pas une affaire de communication, mais d’appréciation. Depuis leurs bureaux de Washington, New York, Bruxelles, Londres ou Paris, certains pensent connaître la RD Congo mieux que nous-mêmes. Ils pensent aussi que nous ne devons pas avoir d’autres partenaires qu’eux. À un envoyé spécial américain qui me demandait ce que son administration pouvait faire pour nous, j’ai répondu ceci : « Cela fait cinquante ans qu’on vous écoute. Le moment est venu de nous écouter. » Cette communauté occidentale nous a tant promis et elle a si peu tenu ses promesses !

Souvenez-vous : avant les élections de 2006, elle s’était engagée à mettre en œuvre un plan Marshall pour la RD Congo, en échange d’un gouvernement de transition. Je ne suis pas naïf : je n’ai pas cru une seconde à ce bobard. Ces soi-­disant partenaires ont fait tout le contraire, ils ont cherché à bloquer notre développement, y compris notre capacité à défendre notre intégrité territoriale. Je ne peux pas avoir de relations apaisées avec des gens qui prétendent choisir à notre place, et en fonction de leurs propres intérêts, l’identité de nos interlocuteurs économiques, et qui fondent leurs décisions sur la base de rumeurs, de on-dit et de rapports d’ONG.

Cette communauté que vous critiquez a rendu en 2018 un hommage solennel à l’un de vos compatriotes, le Dr Denis Mukwege, en lui décernant le Nobel de la paix. Cela vous a-t-il posé problème ?

Le Dr Mukwege a aidé beaucoup de femmes du Sud-Kivu à se reconstruire, physiquement et psychologiquement. C’est indéniable. Lorsqu’il a reçu le prix Sakharov en 2014 et qu’il est venu me le présenter, je l’ai naturellement félicité et encouragé à poursuivre son œuvre. Mais mettre, comme il l’a fait par la suite, son engagement humanitaire et les ONG qui le soutiennent au service d’un discours politique pose problème. Denis Mukwege est parfaitement libre de faire de la politique, c’est la confusion des genres qui n’est pas saine. Je salue son prix Nobel, tout à fait mérité, mais il doit prendre garde à ne pas être instrumentalisé.

Si l’on en croit le résultat d’enquêtes publiées en 2017 par l’agence Bloomberg et par une ONG américaine, le Groupe d’études sur le Congo, votre famille proche détiendrait de très substantiels intérêts dans l’économie congolaise. Ce qui expliquerait votre réticence à céder le pouvoir et votre volonté de le contrôler indirectement après votre départ. Que répondez-vous ?

Je suis tenté de vous dire, comme les Américains : « I don’t reply to bullshit. » Mais crevons l’abcès : citez-moi un seul secteur clé de l’économie congolaise qui soit sous l’emprise d’un membre de ma famille, un seul. Les assurances ? Non. Les mines ? Non. L’énergie ? Non. La téléphonie ? Non. L’immobilier ? Non. Les banques ? non. Et les transports non plus ! Pour avoir prétendu en 2004 qu’une compagnie aérienne, Hewa Bora, m’appartenait après avoir appartenu à mon père, un journal français a été condamné en diffamation.

« J’AI PERSONNELLEMENT INVESTI DANS CE PAYS, JE CONTINUERAI À LE FAIRE, ET PERSONNE NE POURRA M’EN EMPÊCHER »

Sauf que l’un de vos frères, Francis Selemani Mtwale, dirigeait jusqu’en mai 2018 la BGFIBank de Kinshasa…

C’est exact. Selemani est un financier, économiste de formation, qui, après ses études aux États-Unis, est venu implanter la filiale locale de la BGFI. Mais comme vous le savez, cette banque n’est pas congolaise, elle est gabonaise, et il n’en est pas le propriétaire. Le fond de tout cela est qu’en réalité, depuis 2016, on cherche à m’abattre par tous les moyens. Beaucoup de chefs d’État africains possèdent des biens à l’étranger, moi non. Ni aux États-Unis, ni en Belgique, ni en France, ni en Grande-Bretagne – et ce n’est pas faute d’avoir cherché : ils n’ont rien trouvé.

Alors on raconte n’importe quoi. Ma famille et moi n’allons pas perdre notre temps à traîner tous ces charlatans en justice. Par ailleurs, précisons à toutes fins utiles qu’aucun de ses membres ne siège dans l’administration, dans un ministère, au sein d’un gouvernorat, d’une mairie et bien évidemment du gouvernement de ce pays. Nulle part.

Ils sont pourtant bien présents dans le domaine des affaires…

Certains d’entre eux, oui. Et alors ? Prouvez-moi qu’ils bénéficient de passe-droits ! Ce sont des Congolais comme les autres, et les premiers investisseurs dans ce pays ne devraient pas être les Chinois, les Indiens, les Libanais ou les Occidentaux, mais les Congolais eux-mêmes. J’ai personnellement investi dans ce pays, je continuerai à le faire, et personne ne pourra m’en empêcher.

Chantier de construction d’une zone résidentielle par une entreprise chinoise à Kinshasa.
Chantier de construction d’une zone résidentielle par une entreprise chinoise à Kinshasa. © Gwenn Dubourthoumieu pour JA

« LA RD CONGO EST UN VASTE CHANTIER. PARTOUT OÙ LES AUTRES VOIENT DES PROBLÈMES, JE VOIS DES OPPORTUNITÉS »

Qu’allez-vous devenir après avoir quitté le pouvoir ?

La RD Congo est un vaste chantier. Partout où les autres voient des problèmes, je vois des opportunités. Les espaces où m’investir au service de mon pays sont illimités.

Comme opérateur économique ? Vous l’êtes déjà, en tant que propriétaire terrien à Kingakati et au Katanga…

Comme agent de développement, plutôt. Je n’ai jamais fait d’affaires. L’agriculture, c’est vrai, est une de mes passions, mais il y a bien d’autres domaines.

Beaucoup de Congolais se posent la question : laisserez-vous votre successeur gouverner en toute liberté, quel qu’il soit et même s’il s’agit d’un candidat issu de l’opposition ?

La Constitution est très claire au sujet des prérogatives dévolues au chef de l’État élu. Je la respecterai, comme je l’ai toujours respectée.

« SOYEZ RASSURÉ : LE PRÉSIDENT PROCLAMÉ ÉLU SERA LE PRÉSIDENT DE LA RD CONGO, AVEC TOUS LES POUVOIRS POUR APPLIQUER SON PROGRAMME »

Quand vous dites que vous serez « en réserve de la nation », qu’entendez-vous par là ?

Chaque Congolais est un réserviste à la disposition de son pays. Pour le reste, soyez rassuré : le président proclamé élu sera le président de la RD Congo, avec tous les pouvoirs pour appliquer son programme.

Lors de l’entretien, le 29 décembre, à Kinshasa.
Lors de l’entretien, le 29 décembre, à Kinshasa. © John WESSELS/AFP

Et s’il prend des décisions contraires à vos vues ou à vos intérêts ?

J’espère bien qu’il y aura entre lui et moi une ligne de communication. Mes dix-huit ans à la tête de ce pays valent bien quelques conseils utiles – à condition qu’on me les demande.

Un scénario Poutine-Medvedev-Poutine, cela vous a-t-il effleuré ?

[Rires] Je ne lis pas le russe. Il faudra que je m’y mette.

Pourquoi vous êtes-vous laissé pousser la barbe ?

Question intime. Ma barbe est la manifestation d’une rébellion interne. Il y a deux ans et demi environ, je me suis posé beaucoup de questions sur l’origine de la haine que certaines personnes éprouvaient à mon encontre. Cela a déclenché en moi un sentiment de révolte. Cette barbe, c’est celle du rebelle que dans le fond je n’ai jamais cessé d’être.

Barnabé Kikaya Bin Karubi, Professeur d’Universités

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